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Elle ferait un autre essai. En attendant : Sheffield. S’immerger à nouveau dans les travaux du conseil, le dégoût se mêlant à un désespoir croissant. Guetter la moindre occasion d’en sortir. Sauter sur le premier projet vraisemblable. Foncer voir de quoi il retournait. Comme disait Art, elle avait le choix des armes. Le pouvoir, c’était aussi ça.
Pour sa seconde tentative, elle s’intéressa au sol.
— L’air, l’eau, la terre, disait Art. La prochaine fois, il s’agira de feux de forêt, c’est ça ?
Elle avait entendu dire que certains chercheurs de Vishniac Bogdanov essayaient de produire de l’humus, et cela l’intriguait. Aussi prit-elle l’avion pour Vishniac. Elle n’y avait pas mis les pieds depuis des années. Art l’accompagnait.
— Ce sera intéressant de voir comment ils s’adaptent, dans les vieilles cités underground, maintenant qu’ils n’ont plus besoin de se cacher.
— Si tu veux tout savoir, je ne comprends pas qu’on puisse vivre là-bas, fit Nadia alors qu’ils survolaient une vaste région disloquée. Ils sont si près du pôle Sud que leurs hivers n’en finissent pas. Six mois sans voir le soleil, qui pourrait supporter ça ?
— Des Sibériens.
— Les Sibériens ne sont pas assez bêtes pour aller s’installer dans un endroit pareil.
— Alors des Lapons. Des Inuits. Des gens qui aiment les régions polaires.
— Mouais. Il faut croire.
En réalité, l’hiver ne dérangeait pas les gens de Vishniac Bogdanov. Ils avaient remodelé le mont du mohole, formant un immense anneau circulaire, en gradins, tourné vers le trou. Cet amphithéâtre serait la Vishniac de la surface. L’été, ce serait une oasis de verdure et, dans la nuit hivernale, une oasis blanche. Ils prévoyaient de l’illuminer avec des centaines de lampadaires, offrant un jour de plateau de cinéma à cette cité qui se regardait le nombril par-delà un trou dans la planète ou contemplait, du haut des gradins, le chaos congelé des highlands polaires. Non, pour rien au monde ils n’iraient ailleurs. Ils étaient chez eux, ici.
Nadia fut accueillie à l’aéroport avec un tapis rouge, comme toujours quand elle allait chez les Bogdanovistes. Avant de rejoindre leur mouvement, elle avait toujours trouvé ça un peu ridicule, presque injurieux. Nadia, la petite amie du Fondateur ! Mais elle se laissa installer dans une suite réservée aux invités située juste au bord du mohole et dont les fenêtres en surplomb permettaient de plonger le regard jusqu’au fond, dix-huit kilomètres plus bas. Les lumières, tout en bas, ressemblaient à des étoiles vues à travers la planète.
Art était moins pétrifié par le spectacle que par l’idée même de ce qu’il voyait, et il refusait d’aller plus loin que le milieu de la chambre. Nadia se moqua de lui, mais quand elle se fut rassasiée de la vue, elle ferma les rideaux.
Le lendemain, elle alla voir les spécialistes du sol. Ils étaient ravis de l’intérêt qu’elle portait à leurs recherches. Ils voulaient pouvoir se nourrir par eux-mêmes, or un nombre sans cesse croissant de colons s’installaient dans le Sud, et ce serait impossible s’ils n’augmentaient pas la surface de sol cultivable. Mais c’était l’une des tâches les plus difficiles qu’ils aient jamais entreprises. Nadia fut stupéfaite. Allons donc, ils étaient les labos Vishniac, les leaders mondiaux dans le domaine des technoécologies, et la couche superficielle du sol n’était, eh bien, que de la terre. Avec des additifs, sans doute, mais les additifs, c’était fait pour être ajouté.
Les savants durent comprendre ce qu’elle pensait, car l’homme appelé Arne qui lui faisait visiter les installations lui apprit d’un air excédé que l’humus était en fait très complexe. Près de cinq pour cent de la masse étaient constitués de matières vivantes, et dans ces cinq pour cent critiques on trouvait des populations denses de nématodes, de vers, de mollusques, d’arthropodes, d’insectes, d’arachnides, de petits mammifères, de champignons, de protozoaires, d’algues et de bactéries. Il y avait plusieurs milliers d’espèces différentes rien que de bactéries ; on pouvait compter jusqu’à cent millions d’individus par gramme de sol et les autres membres de la micro-communauté étaient presque aussi nombreux, tant en individus qu’en variétés.
Des écologies aussi complexes ne pouvaient être fabriquées en faisant pousser les ingrédients séparément et en les mélangeant dans une trémie, comme un gâteau. Ils ne connaissaient pas tous les composants, il y en avait qu’on ne pouvait faire pousser, et certains de ceux qu’on pouvait obtenir ainsi mouraient lorsqu’on les mélangeait.
— Les vers, notamment, sont très fragiles. Les nématodes aussi posent toutes sortes de problèmes. Tout le système a tendance à s’effondrer, et nous nous retrouvons avec des minéraux et des matières organiques mortes. C’est ce qu’on appelle le terreau. Nous sommes très bons pour fabriquer du terreau. Mais l’humus, lui, doit croître.
— Comme dans la nature ?
— Exactement. Nous ne pouvons qu’essayer de gagner du temps. L’assemblage et la production de masse sont impossibles. Et beaucoup des composants vivants croissent mieux en milieu naturel, de sorte que notre problème consiste aussi à obtenir des organismes nutritifs plus vite que la nature ne les produirait naturellement.
— Je vois, marmonna Nadia.
Arne lui fit faire le tour des laboratoires et des serres, remplis de centaines de colonnes, espèces d’éprouvettes géantes rangées dans des râteliers, pleines de compost ou de divers composants. C’était de l’agronomie expérimentale, et Nadia avait appris, au contact d’Hiroko, à se résigner à ne pas y comprendre grand-chose. Il arrivait parfois qu’elle se sente dépassée par certains domaines scientifiques, mais elle comprenait qu’ils procédaient là à des essais factoriels, modifiant les conditions de développement dans chaque colonne et observant le résultat. Arne lui montra une formule simple qui décrivait la question dans ses grandes lignes :
S = ƒ (Mp, C, R, B, T)
dans laquelle n’importe quelle propriété du sol S était fonction (ƒ) de variables semi-indépendantes : le matériau parent (Mp), le climat (C), la topographie ou le relief (R), le biotope (B) et le temps (T). Le temps était évidemment le facteur qu’ils s’efforçaient de réduire, et le matériau parent de la plupart de leurs essais était l’argile, omniprésente à la surface hautement diversifiée de Mars. Ils faisaient varier le climat et la topographie dans une simulation des différentes conditions locales. Ce qui impliquait une micro-écologie extrêmement sophistiquée, et Nadia commençait à entrevoir la difficulté de leur tâche. C’était véritablement de l’alchimie. Beaucoup d’éléments devaient subir une transmutation dans le sol afin de devenir un milieu de croissance pour les plantes, or chacun avait son cycle particulier, initialisé par tout un ensemble d’agents. Il y avait les substances macronutritives – le carbone, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le phosphore, le soufre, le potassium, le calcium et le magnésium –, et les substances micronutritives comme le fer, le manganèse, le zinc, le cuivre, le molybdène, le bore et le chlore. Aucun de ces cycles nutritifs ne fonctionnait en circuit fermé, en raison des pertes dues au lessivage, à l’érosion, au moissonnage et au dégazage. Les apports étaient tout aussi nombreux et variés, qu’ils résultent de l’absorption, de la dégradation, de l’action microbienne ou de l’ajout d’engrais. Les conditions nécessaires à chacun de ces éléments pour achever son cycle étaient assez variées pour que chaque milieu soit plus ou moins favorable ou défavorable. Chaque type de sol avait un pH, une salinité, une compacité propres, et ainsi de suite. Il y avait donc des centaines de milieux de culture identifiés dans ce seul laboratoire, et des milliers d’autres sur Terre.
Évidemment, dans les laboratoires de Vishniac, le matériau parent martien servait de base à la plupart des expérimentations. Des millénaires de tempêtes de sable avaient dispersé ce matériau sur toute la planète, jusqu’à ce que sa composition soit à peu près la même partout : le sol martien typique était essentiellement composé de fines particules de fer et de silice. Au-dessus on trouvait souvent des particules libres. En dessous, différents degrés de cimentation interparticulaire avaient produit un matériau croûteux, qui se brisait en mottes et faisait bloc au fur et à mesure qu’on creusait.
En d’autres termes, de l’argile : des argiles de smectite, similaires à la montmorillonite et à la nontronite terriennes, additionnées de matériaux comme le talc, le quartz, l’hématite, l’anhydrite, la dieserite, la calcite, la beidellite, le rutile, le gypse, le maghémite et la magnétite. Le tout avait été recouvert d’oxyhydroxydes de fer amorphes et d’autres oxydes de fer plus cristallisés, auxquels le sol devait sa couleur rouge.
Tel était donc le matériau parent : une argile de smectite riche en fer. Sa structure peu compacte et poreuse supporterait des racines tout en leur laissant la place de se développer. Mais elle n’abritait aucun organisme vivant et était trop chargée en sels et pas suffisamment en azote. Aussi leur tâche fondamentale consistait-elle à réunir le matériau parent, à le laver de ses sels et de son alumine puis à y introduire de l’azote et la communauté biotique, ces opérations devant être effectuées le plus vite possible. C’était facile à dire, mais l’expression « communauté biotique » recouvrait une infinité de problèmes.
— Eh bien, ils ne sont pas sortis de l’auberge ! confia Nadia à Art, un soir. Autant essayer de faire marcher ce gouvernement !
Sur le terrain, les gens se contentaient d’introduire dans l’argile des bactéries, des algues et des lichens, des microorganismes et enfin des plantes halophytes. Puis ils attendaient que ces biocommunautés – ou plutôt la vie et la mort d’une infinité de générations de micro-organismes – transforment l’argile en un sol cultivable. Ça marchait, ça marchait même maintenant sur toute la planète ; mais très lentement. Un groupe de Sabishii avait estimé qu’il se formait en moyenne un centimètre environ de sol cultivable tous les siècles. Et encore, grâce à la mise au point de populations génétiquement sélectionnées pour la rapidité de leur cycle biologique.
Dans les serres, l’humus utilisé avait été lourdement amendé par des nutriments et des additifs de toute sorte. Le résultat pouvait être comparé à celui que ces savants tentaient d’obtenir, mais la quantité d’humus utilisée dans les serres était infime par rapport à celle qu’ils voulaient répandre à la surface. La production de masse posait un problème plus complexe qu’ils ne l’avaient prévu, Nadia s’en rendait bien compte. Ils avaient cet air vexé du chien qui ronge un os trop gros pour lui.
Les connaissances requises en biologie, en chimie, en biochimie et en écologie dépassaient de loin les siennes, et elle ne pouvait leur être d’aucune aide. En bien des cas, elle ne comprenait même pas les processus en cause. Ça n’avait rien à voir avec la construction.
Mais toute méthode de production implique une part de construction, et là au moins Nadia pouvait saisir les enjeux. Elle s’intéressa donc à cet aspect des choses, à la conception mécanique des colonnes et des éprouvettes contenant les différents constituants vivants du sol. Elle étudia aussi la structure moléculaire des argiles mères, et découvrit que les smectites martiennes étaient des silicates d’alumine : chaque particule d’argile était constituée d’un film d’octaèdres d’aluminium pris en sandwich entre deux films de tétraèdres de silicone. Le schéma général changeait selon les différentes sortes de smectite, et plus il y avait de variations, plus l’eau s’infiltrait facilement entre les couches intermédiaires. L’argile de smectite la plus répandue sur Mars, la montmorillonite, comportait un grand nombre de variétés hydrophiles. Elle gonflait quand elle était imbibée d’eau et se rétractait en séchant au point de se craqueler.
Nadia trouva ça intéressant et en parla à Arne.
— Et si vous fabriquiez des colonnes comportant des matrices de veines nourricières, grâce auxquelles le biotope pourrait s’infiltrer dans le matériau parent ?
Elle leur suggéra de prendre un échantillon de matériau parent, de le mouiller et de le laisser sécher. Il se formerait un réseau de craquelures. Ils n’auraient plus qu’à y introduire la matrice de veines nourricières, les bactéries importantes et les autres constituants susceptibles d’y croître. Les bactéries et autres organismes vivants devraient sortir des veines nourricières en les dévorant, digérer le matériau en émergeant, se retrouver tous ensemble dans l’argile et réagir les uns par rapport aux autres. Bon, ça ne marcherait sûrement pas tout seul, bien des essais seraient nécessaires pour calibrer la quantité initiale des différents biotopes afin d’éviter les croissances anarchiques et les effondrements, mais s’ils réussissaient à les faire cohabiter dans leurs communautés habituelles, ils tiendraient leur humus, leur sol vivant.
— On utilise des systèmes de veines nourricières de ce genre pour certains matériaux de construction à prise rapide, et j’ai entendu dire que les médecins injectaient de la même façon de la pâte d’apatite dans les os brisés. Les veines nourricières sont faites de gel de protéine identique à la substance qu’elles vont contenir, et moulées dans les structures tubulaires appropriées.
Une matrice de croissance. Ça valait la peine d’être étudié, conclut Arne. Ce qui fit sourire Nadia. Elle continua sa visite, cet après-midi-là, dans un état proche de l’euphorie, et le soir, quand elle retrouva Art, elle lui dit :
— Hé, je me suis rendue un peu utile, aujourd’hui !
— Eh bien, répondit Art. Sortons fêter ça !
Ce n’était pas difficile, à Vishniac Bogdanov. C’était bien une cité bogdanoviste, aussi pleine de vitalité qu’Arkady. Tous les soirs c’était la fête. Ils allaient souvent se promener. Nadia aimait longer la plus haute terrasse, sentir qu’Arkady était là, d’une certaine façon, qu’il avait en quelque sorte survécu. Jamais elle n’en avait eu davantage l’impression que ce soir-là, à fêter le travail accompli. Elle tenait Art par la main, se penchait sur la rambarde, regardait de l’autre côté et en contrebas les cultures, les vergers, les piscines, les terrains de sport, les rangées d’arbres, les terrasses de café bondées sur les places en forme de croissant, les bars, les pavillons sous lesquels on dansait, les orchestres rivalisant pour occuper l’espace sonore, les gens massés autour, certains dansant, la plupart se promenant, comme elle-même. Tout ça sous une tente, une tente dont ils espéraient se passer un jour. En attendant, il faisait chaud, et les jeunes indigènes portaient une variété insensée de pantalons, de coiffes, de ceintures, de vestes et de colliers qui rappelaient à Nadia une vidéo de la réception de Nirgal et de Maya à Trinidad. Était-ce une coïncidence, où s’agissait-il d’une culture supraplanétaire qui émergeait parmi les jeunes ? Cela voulait-il dire que leur Coyote, l’enfant de Trinidad, avait conquis les deux mondes sans qu’on s’en aperçoive ? Ou son Arkady, par une sorte d’humour posthume ? Arkady et Coyote, rois de la culture. Elle sourit à cette idée, prit la tasse d’Art, savoura deux gorgées de kavajava bouillant, la boisson qui s’imposait dans cette ville froide, et tous deux regardèrent les jeunes gens bouger comme des anges, dansant même lorsqu’ils ne dansaient pas, flottant en arcs gracieux de terrasse en terrasse.
— Quelle géniale petite ville, dit Art.
Puis ils tombèrent sur une vieille photo d’Arkady sur un mur, à côté d’une porte. Nadia s’arrêta et agrippa le bras d’Art.
— C’est lui ! C’est comme s’il était vivant !
Le photographe l’avait surpris en grande discussion devant la paroi d’une tente, ses cheveux et sa barbe formant comme une auréole, se fondant dans un paysage exactement de la même couleur que ses boucles désordonnées de sorte que son visage semblait sortir du flanc de la colline, les yeux bleus plissés dans la lumière rouge.
— C’est lui tout craché. S’il avait vu qu’on braquait un objectif sur lui, ça ne lui aurait pas plu et le cliché aurait été moins bon.
Elle regarda la photo avec une étrange exaltation. Quelle rencontre plus vraie que nature ! C’était comme de tomber sur quelqu’un qu’on n’avait pas vu depuis des années.
— Tu lui ressembles un peu, je trouve. En plus détendu.
— Je me demande comment on pourrait avoir l’air plus détendu que ça, nota Art en regardant attentivement la photo.
Nadia eut un sourire.
— Il y arrivait sans aucune difficulté. Il était toujours persuadé d’avoir raison.
— Ça, aucun de nous n’a ce problème-là.
— Tu es un bon vivant, comme lui, dit-elle en s’esclaffant.
— Et pourquoi pas ?
Ils poursuivirent leur promenade, Nadia pensant à son vieux compagnon, son image toujours présente à l’esprit. Elle avait tant de souvenirs, même si les sentiments qui leur étaient attachés s’estompaient. La douleur s’apaisait. Le fixateur n’avait pas tenu. La chair, le traumatisme n’étaient plus qu’un schéma parmi d’autres, une sorte de fossile. Rien à voir avec le moment présent, quand elle regardait autour d’elle, la main d’Art dans la sienne. Le présent était réel, éclatant, fugitif, en perpétuel mouvement – vivant. Tout pouvait arriver, tout était palpable.
— Si nous remontions dans notre chambre ?
Les quatre émissaires vers la Terre descendirent enfin du câble à Sheffield. Nirgal, Maya et Michel partirent chacun de son côté, mais Sax prit l’avion pour rejoindre Nadia et Art dans le Sud, attention qui combla Nadia de joie. Elle en était arrivée à se dire que, où que Sax se trouve, c’est là qu’était le cœur de l’action.
Il faisait la même tête qu’avant son départ pour la Terre, en plus silencieux et plus énigmatique encore, si c’était possible. Il voulait voir les laboratoires, dit-il. Ils les lui firent visiter.
— Intéressant. Oui. Mais je me demande, ajouta-t-il au bout d’un moment, ce que nous pourrions faire de plus.
— Pour le terraforming ? demanda Art.
— Eh bien…
Pour faire plaisir à Ann, se dit Nadia. C’était ce qu’il voulait dire. Sacré Sax Russell… Elle le serra rapidement sur son cœur, à son grand étonnement, et elle laissa sa main sur son épaule noueuse alors qu’ils parlaient. C’était si bon de le revoir en chair et en os ! Quand s’était-elle mise à tant l’apprécier, à tant compter sur lui ?
Art aussi avait compris ce qu’il voulait dire.
— Vous en avez déjà pas mal fait, je trouve, reprit-il. Après tout, vous avez démantelé les monstres mis en place par les métanats, les bombes à hydrogène sous le permafrost, la soletta, les miroirs spatiaux, les navettes d’azote de Titan…
— Il en vient toujours, objecta Sax. Je ne vois même pas comment nous pourrions empêcher ça. À moins de les abattre avec des missiles… Enfin, nous avons bien besoin de cet azote. Je ne suis pas sûr que j’aimerais les voir s’arrêter.
— Mais Ann ? demanda Nadia. Qu’est-ce qui pourrait lui faire plaisir ?
Sax étrécit les paupières, retrouvant exactement la tête de rat qu’il avait dans le temps.
— Qu’aimeriez-vous, tous les deux ? reformula Art.
— Difficile à dire, répondit-il d’un ton vague, incertain.
— Vous voudriez que la nature reste à l’état sauvage, avança Art.
— Sauvage, oui, c’est une idée. Ou une position éthique. Pas partout, ce n’est pas le but. Mais…
Il agita la main, se replongea dans ses pensées. Nadia, qui le connaissait depuis cent ans, eut pour la première fois l’impression qu’il ne savait pas sur quel pied danser. Il régla le problème en s’asseyant devant un écran et en tapotant des instructions comme s’il avait oublié leur présence.
Nadia pressa le bras d’Art. Il lui prit la main et appuya doucement sur son petit doigt. Il faisait près des trois quarts de sa taille définitive, et sa croissance était plus lente à présent. L’ongle avait commencé à apparaître, ainsi que, sur le bout charnu, le tracé délicat d’une empreinte digitale. Ça faisait l’effet normal quand on appuyait dessus. Elle croisa rapidement le regard d’Art, puis baissa les yeux. Il lui serra la main avant de la lâcher. Au bout d’un moment, quand il fut clair que Sax n’était plus avec eux, qu’il était retourné dans son monde pour un bon moment, ils repartirent sur la pointe des pieds vers leur chambre, leur lit.
Ils travaillaient le jour et sortaient la nuit. Sax leur faisait son numéro de rat de laboratoire aux yeux papillotants, comme autrefois. Il était inquiet parce qu’on n’avait aucune nouvelle d’Ann. Nadia et Art le réconfortaient de leur mieux, ce qui ne voulait pas dire grand-chose. Le soir, ils allaient se promener comme tout le monde. Il y avait un parc où les parents emmenaient leurs enfants, et les gens les regardaient en souriant comme s’il s’agissait de petits primates en train de jouer dans un enclos, au zoo. Sax passait des heures dans le parc à parler aux enfants et aux parents, puis il s’approchait des pistes de danse où il gambillait pendant des heures. Art et Nadia se tenaient par la main. Son petit doigt gagnait en force. Sa croissance était presque achevée, maintenant, et il fallait qu’elle le compare à celui de l’autre main pour voir la différence. Art le mordillait doucement parfois, quand ils faisaient l’amour, et la sensation qu’elle éprouvait alors la rendait folle.
— Mieux vaut ne pas parler aux gens de cet effet, marmonnait-il. Ça pourrait avoir des conséquences terrifiantes : des gens se trancheraient certaines parties du corps pour les faire repousser, en plus sensible, tu vois ce que je veux dire !
— Pervers !
— Tu sais comment sont les gens. Ils feraient n’importe quoi pour se procurer des sensations.
— Pas un mot sur la question, d’accord ?
— D’accord.
Mais il était temps de reprendre le collier. Sax partit, pour retrouver Ann ou se cacher d’elle, ils ne savaient pas trop. Ils retournèrent en avion à Sheffield et Nadia se replongea jusqu’au cou dans la routine du conseil, chaque journée découpée en tranches de trente minutes passées à régler des problèmes triviaux. À ceci près que certains étaient loin d’être triviaux. Les Chinois qui avaient demandé l’autorisation d’établir un nouvel ascenseur spatial près de Schiaparelli étaient prêts à passer aux actes, et ce n’était là qu’une des nombreuses mesures d’immigration auxquelles ils se trouvaient confrontés. Les accords Mars-Nations Unies signés à Berne prévoyaient que Mars devait accueillir au moins dix pour cent de sa population d’immigrants chaque année, peut-être plus, tant que la croissance démographique persisterait. Nirgal en avait fait une sorte de promesse, il avait parlé avec beaucoup d’enthousiasme (et d’irréalisme, se disait Nadia) de Mars venant à la rescousse de la Terre, la sauvant de la surpopulation en lui offrant son territoire. Mais combien d’immigrants Mars pourrait-elle réellement recevoir, alors qu’ils n’étaient même pas capables de produire un sol cultivable ? Quelle était la capacité d’accueil de Mars, de toute façon ?
Personne ne le savait, et il n’y avait aucun moyen de le calculer. Et combien d’hommes la Terre pouvait-elle contenir ? Les estimations allaient de cent millions à deux cents trillions, et même les plus timorés parlaient de deux à trente milliards. En vérité, la capacité d’accueil était un concept abstrait, très vague, dépendant d’une foule de critères complexes qui se recombinaient entre eux, comme la biochimie du sol, l’écologie et la culture humaine. Il était donc pratiquement impossible de chiffrer exactement le nombre d’individus dont Mars pouvait assurer la survie. En attendant, la population de la Terre dépassait les quinze milliards, alors que Mars, avec une surface habitable presque équivalente, était mille fois moins peuplée, avec ses quinze millions d’habitants environ. La disparité était manifeste. Il fallait faire quelque chose.
Le transfert de masse était une possibilité, évidemment, mais son rythme même était limité par la taille des moyens de transport et la faculté de Mars à absorber les nouveaux migrants. Les Chinois et, d’ailleurs, les Nations Unies en général commençaient à dire que pour accélérer l’immigration ils pouvaient accroître de manière significative les moyens de transport. Un second ascenseur spatial sur Mars serait la première étape de ce projet en plusieurs étapes.
Sur Mars, la réaction était presque unanimement négative. Les Rouges étaient opposés à tout accroissement de l’immigration, bien sûr, et, s’ils en reconnaissaient l’inéluctabilité, ils se dressaient contre le développement du système de transfert, espérant ainsi retarder l’échéance. Cette position était conforme à leur philosophie, et Nadia la comprenait. Mais le point de vue de Mars Libre, au rôle autrement important, n’était pas aussi clair. Nirgal, qui était issu de Mars libre, avait invité les Terriens à venir en masse. Qui plus est, historiquement parlant, Mars libre avait toujours prôné le maintien de liens étroits avec la Terre, adoptant l’attitude dite de la queue qui remue le chien, ce qui revenait à dire que c’était le monde à l’envers. Or les chefs actuels du parti ne semblaient plus aussi favorables à cette stratégie. Et Jackie était au centre de ce nouveau groupe. Ils avaient évolué vers l’isolationnisme au cours du congrès constitutionnel, se rappelait Nadia, exigeant toujours plus d’indépendance de la Terre. D’un autre côté, ils avaient apparemment conclu des accords privés avec certains pays de la Terre. Aussi la politique de Mars libre était-elle ambiguë, pour ne pas dire hypocrite. Elle semblait surtout conçue pour accroître sa propre emprise sur la scène politique martienne.
Pourtant, même en écartant Mars Libre et les Rouges, le sentiment isolationniste était très répandu : les anarchistes, les Bogdanovistes, les matriarches de Dorsa Brevia, les Mars-Unistes – tous avaient tendance à rejoindre les Rouges dans le débat. Si des millions et des millions de Terriens débarquaient sur Mars, disaient-ils, que deviendrait Mars ? Non seulement le paysage, mais la culture martienne, qui s’était formée au fil des années martiennes ? Ne serait-elle pas noyée sous les vieilles habitudes apportées par les nouveaux migrants qui submergeraient très vite la population indigène ? Le taux de natalité était en chute libre partout, et les familles sans enfants, ou avec un seul enfant, étaient aussi commîmes sur Mars que sur la Terre, aussi eût-il été vain d’espérer voir s’accroître rapidement la population indigène. Ils seraient vite engloutis.
Tels étaient du moins les arguments que Jackie avançait en public, de même que les gens de Dorsa Brevia et beaucoup d’autres. Nirgal, qui venait de rentrer de la Terre, ne semblait pas avoir beaucoup d’influence sur eux. Et si Nadia comprenait le point de vue de ses adversaires, elle avait aussi l’impression qu’étant donné la situation sur Terre il était irréaliste d’espérer fermer Mars à l’immigration. Mars ne sauverait pas la Terre, comme Nirgal semblait parfois l’avoir annoncé là-bas, mais un accord avec les Nations Unies avait été ratifié, et ils ne pouvaient faire autrement que de laisser venir au moins le quota de Terriens qu’ils s’étaient engagés à accepter. Le pont entre les mondes devait être élargi. S’ils ne respectaient pas leurs obligations, se disait Nadia, tout pouvait arriver.
C’est ainsi que, dans le débat sur l’autorisation de création d’un second câble, Nadia prit parti pour. Il accroissait, comme ils avaient promis de le faire, la capacité du système de transport, sinon directement du moins potentiellement. Et cela contribuerait à alléger la pression qui pesait sur la ville de Tharsis et ses environs. Sur les cartes de densité de population, Pavonis apparaissait comme l’œil toujours grandissant d’une cible dont les nouveaux arrivants avaient du mal à s’éloigner. Installer un câble de l’autre côté du monde rééquilibrerait un peu les choses.
Mais c’était un argument spécieux pour les adversaires du câble. Ils préféraient que la population reste localisée, contenue en un seul endroit, que sa dispersion soit ralentie. Ils se fichaient pas mal du traité. Aussi, quand le conseil fut consulté, seul Zeyk suivit Nadia dans son vote. C’était la plus grande victoire de Jackie à ce jour, et elle lui permit de conclure une alliance temporaire avec Irishka et les autres cours environnementales, en principe opposées à toutes les formes de développement rapide.
Nadia rentra chez elle, ce jour-là, découragée et soucieuse.
— Nous avons promis à la Terre de nous ouvrir à l’immigration, et nous avons relevé le pont-levis. Ça va nous attirer des ennuis.
Art acquiesça.
— Il faut que nous agissions.
— Agir ! cracha Nadia avec dégoût. Nous n’agissons pas, justement. Nous allons nous disputer, nous chamailler, nous bouffer le nez et nous étriper jusqu’à la fin des temps, soupira-t-elle. Je croyais que le retour de Nirgal nous aiderait, mais ça ne servira à rien s’il ne se joint pas à nous.
— Il n’a aucun rôle officiel, remarqua Art.
— Il pourrait en avoir un s’il le voulait.
— C’est vrai.
Nadia tourna et retourna le problème, le moral en berne.
— Tu sais, je n’ai effectué que dix mois de mon mandat. J’ai encore deux ans et demi à tirer. Des années martiennes.
— Je sais.
— Et les années martiennes sont interminables.
— C’est vrai. Mais les mois passent à toute vitesse.
Elle émit un bruit obscène et regarda, par la fenêtre de l’appartement, la caldeira de Pavonis.
— L’ennui, c’est que le travail n’est plus du travail. Tu sais bien que même si nous participons à n’importe quel projet, ce n’est plus du travail. Je veux dire, on ne sort plus pour faire les choses. Je me rappelle, quand j’étais jeune, en Sibérie. Ça, c’était vraiment du boulot !
— Tu idéalises peut-être un peu ces souvenirs.
— C’est sûr, mais même sur Mars… Je me rappelle avoir bâti Underhill de toutes pièces. Qu’est-ce qu’on s’amusait ! Un jour, nous sommes allés au pôle Nord, installer une galerie sous le permafrost… Je ne sais pas ce que je donnerais pour refaire un travail de ce genre, dit-elle en soupirant.
— Il y a encore beaucoup de chantiers de construction, objecta Art.
— Avec les robots.
— Tu pourrais peut-être entreprendre quelque chose de plus humain. Bâtir une maison à la campagne, n’importe quoi. Une de ces nouvelles villes portuaires, construites de main d’homme afin de mettre de nouvelles techniques à l’épreuve, des plans, des méthodes, ce que tu veux. Ça ralentirait le processus de construction, la CEG te suivrait.
— Peut-être. Après la fin de mon mandat, tu veux dire.
— Ou même avant. Pendant les interruptions entre les sessions, comme tu l’as déjà fait avec ces voyages. Tous étaient assez comparables à des travaux de construction, même si ça n’en était pas à proprement parler. Construire de vraies choses. Il faudrait que tu essaies, que tu ailles de l’un à l’autre.
— Il y aurait conflit d’intérêts.
— Pas s’il s’agissait de programmes d’intérêt public. Et le projet de construction d’une capitale administrative au niveau de la mer ?
— Hum, hum, fit Nadia.
Elle sortit une carte et ils l’étudièrent. Le long du méridien zéro, le littoral de la mer du Nord s’avançait dans l’eau, au sud, formant une petite péninsule ronde avec une baie de cratère au centre. Elle était à peu près à mi-chemin de Tharsis et d’Elysium.
— Nous devrions aller voir.
— Oui… Allez, viens te coucher. Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, j’ai une autre idée.